Canal Théâtre
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Celui qui s'en alla

Lisa Guez

L’envers du décor
Celui qui s’en alla – Lisa Guez – Compagnie 13/31

Résidence de création au Canal
du 1er au 10 octobre 2022

 

Rencontre avec Lisa Guez, autrice et metteuse en scène

 

Lisa Guez

 

Lisa, peux-tu nous parler du spectacle que tu viens de créer, Celui qui s’en alla ?


C’est l’histoire d’un jeune homme, Alexandre, qui a du mal à ressentir les émotions. Et comme il a ce manque émotionnel, il a envie de faire des expériences sur les émotions des autres. Il les pousse dans l’extrême de leur passion, de leur désir, et observe comment le vacillement, le vertige, la passion, se déclenchent chez l’autre.


Cinq personnages l’entourent. Il va pousser chacun d’entre eux dans la petite folie qui l’habite. Il échafaude le rêve de l’autre… jusqu’à ce qu’il devienne potentiellement vertigineux ou dangereux.


Par exemple, Jérémie, le meilleur ami d’Alexandre, est représentatif d’une génération qui voit le monde aller vers sa déliquescence dans une indifférence générale. Il voudrait que les gens se réveillent, réagissent ! Alors Alexandre le pousse à passer à l’action, et à devenir une sorte de « chef-terroriste », à travers les médias et les réseaux sociaux.


Autre exemple : Ysé est une jeune femme très indépendante, très fière. Elle a déjà eu une relation avec Alexandre par le passé, qui s’est mal terminée. Mais il arrive à la faire retomber dans ses filets en attrapant ses failles, son désir d’absolu, son désir d’amour. Elle va tout quitter pour le suivre au bout du monde… et c’est là qu’il va l’abandonner.


À chaque fois, il les pousse au maximum de leur désir, puis il les lâche.

 

Le titre de ce spectacle, comme l’histoire, ont un lien avec le conte « Histoire de celui qui s’en alla connaître la peur » de Grimm. Peux-tu nous en dire plus ?


Ce conte est assez mystérieux : c’est l’histoire d’un jeune garçon qui ne ressent pas la peur. Il est un peu perçu comme un idiot, car il ne fait pas bien la différence entre la vie et la mort, il ne ressent pas cette peur primaire qu’est la peur de mourir. Il part de chez lui pour essayer de connaître la peur. Il va vivre des épreuves de plus en plus extrêmes, avec des fantômes, des malédictions… et comme ça ne lui fait absolument rien, il parvient à libérer des châteaux, à vaincre des monstres… tout le monde le prend pour un héros, mais il est de plus en plus malheureux car il ne ressent absolument rien.
L’enseignement de ce conte, et l’endroit de notre recherche pour ce spectacle, c’est le fait que dans un monde qui est en perte de sens, en chaos, on ne peut pas retrouver du sens si on ne retrouve pas un rapport affecté aux choses. Il y a un rapport fort entre la quête de sens et la quête d’émotion.
Dans notre monde actuel, il y a deux grandes maladies : le désintérêt total, la dilution de la valeur des choses : on est tellement matraqués par les informations, les catastrophes, qu’il y a comme une anesthésie qui se fait. L’émotion est elle-même anesthésiée. C’est ce que peut ressentir la jeunesse, avec l’hystérisation de beaucoup de choses dans les médias : on est perdus avec tous ces stimulus émotionnels très forts.
La deuxième maladie serait le désir très fort de retrouver un sens absolu des choses, ce qui peut pousser à se jeter dans les bras de « prophètes » ou de valeurs qui nous promettent une vérité et une organisation très stricte du réel dans un sens absolu. On se dirige ainsi vers un fanatisme, qu’il soit religieux ou politique… qui permet de retrouver une vérité plus qu’un sens.
Ces deux maladies sont deux dangers du monde actuel. Celui qui s’en alla parle de ça : Alexandre est anesthésié, gagné par l’indifférence. Les autres personnages sont au contraire en quête d’une direction, qu’Alexandre leur donne. Et ils sont tellement prêts à s’investir qu’ils vont parfois aller jusqu’à la destruction, d’eux-mêmes ou des autres.

 


Dans la pièce, Alexandre fait preuve d’emprise sur les autres personnages. Tu avais déjà abordé cette thématique de l’emprise dans ton spectacle précédent, Les Femmes de Barbe-Bleue. Pourquoi ce thème ?


J’ai l’impression qu’on est dans un monde un peu fragilisé où l’on peut avoir du mal à se construire, et où l’on peut tomber dans les bras de grandes promesses. Ce qui m’intéresse dans la question de l’emprise, c’est qu’elle est une co-construction :  elle naît de quelqu’un qui veut prendre un pouvoir sur une autre personne, mais cette personne a envie de croire au piège dans lequel elle va tomber.


L’emprise est donc différente de la domination, du simple pouvoir ?


En effet, la domination est consciente : on est conscient d’être en rapport de sujétion, d’obéissance, parce que l’autre a un pouvoir sur notre vie. Mais dès que cette situation disparaît, on est libéré. Alors que l’emprise fonctionne beaucoup plus sur des rapports inconscients. Elle repose sur des mécanismes qu’on a du mal à analyser soi-même, et on est obligé de prendre de la distance pour sortir des rapports d’emprise. Et souvent on en sort parce qu’on nous aide à en sortir, mais tout seul, on a énormément de mal à le faire. Et le théâtre, c’est pour moi cet endroit où l’on peut étudier des phénomènes sur lesquels on n’a pas de distance : il nous permet d’être un laboratoire pour explorer des mécanismes un peu obscurs de l’esprit.


Ces deux spectacles sont étroitement liés : Celui qui s’en alla analyse les stratégies d’un manipulateur, et Les Femmes de Barbe-Bleue déconstruit les mécanismes de séduction, de prédation et de désir du point de vue de celles qui en sont victimes…
Dans Les Femmes de Barbe-Bleue, ce qui m’intéressait, c’était le fait que ces femmes avaient au départ tous les signes que la maison dans laquelle elles vont rentrer et que l’homme qu’elles vont épouser sont potentiellement dangereux. Il y a à la fois des rumeurs sur les épouses précédentes qui ont disparu, et leur intuition avec cette barbe bleue étrange qui est symbole de danger. Et malgré cette menace et leur intuition, elles rentrent dans cette maison. Quelle est cette pulsion destructrice, ou ce désir du sombre, qui peut peupler des fantasmes inconscients féminins ? Il y a aussi là l’influence de la culture populaire sur des figures à la fois dangereuses et séductrices (vampires, loups-garous…) : ce qui est dangereux est à la fois excitant.


Au niveau de ton travail de mise en scène, les comédiens ne sont pas de simples interprètes, ils sont véritablement « acteurs-créateurs ». Peux-tu nous expliquer de quelle manière vous avez travaillé ?
Dans Celui qui s’en alla comme dans Les Femmes de Barbe-Bleue, les acteurs sont créateurs de leurs personnages : on a construit ces deux spectacles à partir d’improvisations que j’ai dirigées. Pour Celui qui s’en alla, on a fourni à peu près 500 pages de texte d’improvisations, et ensuite, il a fallu sélectionner, réécrire, et construire la dramaturgie.
Les énergies des personnages sont nées de ce qu’ont donné les acteurs. Les acteurs ne sont pas interprètes d’un texte qui auraient été écrit en amont d’eux. Ils portent un texte qui a été co-créé par eux, ce qui donne un relief particulier, car ils sont porteurs de la parole de leur personnage. Si on avait travaillé avec d’autres comédiens, le spectacle aurait été autre. Il y a une réelle intensité entre l’acteur et le personnage.


Vous avez fait trois périodes de résidence à Redon pour la création de ce spectacle. Quelles ont été ces différentes étapes de travail pour vous ?


Nous avons fait une première résidence d’écriture au Canal, en mai 2021. Suite à toutes les improvisations, on avait beaucoup de matière, on était justement en train de sélectionner, d’agencer, et de faire une pièce avec toutes les recherches qu’on avait faites avec les acteurs.
Ensuite, on a fait une résidence d’une semaine en janvier 2022 au Lycée Beaumont. On testait cette écriture : on jouait des scènes devant les lycéens et on échangeait avec eux pour savoir si la situation leur paraissait lisible, forte, s’ils la recevaient.
Et maintenant, on vient d’achever le spectacle, et nous l’avons joué seulement deux fois, très récemment. On a eu très peu de temps pour l’achever. Cette dernière résidence d’une dizaine de jours au Canal nous permet donc de consolider la création, de la finaliser, de renforcer notre rythme, et de faire en sorte que les acteurs puissent se déployer.


Merci Lisa !

Le Canal programme Celui qui s’en alla le jeudi 13 octobre à 20h30, et Les Femmes de Barbe-Bleue le mardi 21 mars à 20h30.

Propos recueillis le 6 octobre 2022

 

 
DISTRIBUTION

Texte et direction de l’écriture Lisa Guez à partir des improvisations des comédien.ne.s | Mise en scène Lisa Guez | Avec Baptiste Dezerces, Arthur Guillot, Nelly Latour, Isa Mercure, Mathilde Panis, Cyril Viallon | Collaboration à la mise en scène Sarah Doukhan | Collaboration à la dramaturgie Charbel Taouk | Création Lumières Lila Meynard | Création sonore et musique live Louis-Marie Hippolyte | Scénographie Philippe Meynard | Regard chorégraphique Cyril Viallon | Collaboration artistique Alexandre Tran et Clara Normand | Diffusion Anne-Sophie Boulan | Production Clara Normand

 

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